Le cas de la géo-ingénierie : entre mirages et tentations par Jean-François SIMONIN

Le concept de géo-ingénierie vise la manipulation délibérée du climat terrestre pour contrecarrer les effets du réchauffement climatique dus à l’émission de gaz à effet de serre. On en parle de plus en plus. Elle fait l’objet d’intenses réflexions depuis quelques temps, et bénéficie depuis peu de forts investissements technoscientifiques, industriels, politiques. Des groupes industriels y réfléchissent, et commencent à préparer des programmes d’intervention dans ce domaine. C’est un domaine – on ne peut pas encore parler de filière industrielle – qui se propose de faire de l’aménagement des caractéristiques environnementales de l’atmosphère son objet d’intervention. Il s’agit en quelque sorte d’élaborer une prestation d’intendance planétaire, qui pourrait aller jusqu’à « climatiser » la planète. Quels sont concrètement les constituants les plus récurrents de ces vastes projets ?

Rappelons la nature du problème : à l’origine, c’est la crainte que les changements climatiques ne deviennent tellement importants qu’ils auraient des conséquences excessivement graves et inévitables, ou encore que des mécanismes de rétroaction accélèrent le phénomène même si nous parvenions à ralentir les émissions de carbone à leur niveau actuel. Dans ce cadre, un courant d’opinion fait actuellement avancer l’idée que la géo-ingénierie permettrait d’éviter des dégâts qui seraient, sans intervention de type géo-ingénierie, dès à présent inévitables.

Le coup d’envoi des réflexions en cette direction avait été sifflé en 2002, avec cette communication de P. Crutzen. « Si une catastrophe globale ne se produit pas tout de suite (météorite, guerre mondiale ou pandémie), l’humanité deviendra la force dominant l’environnement durant des siècles. Les scientifiques et ingénieurs font face à un grand défi, celui de mener la société de l’ère de l’Anthropocène vers une gestion durable. Cet enjeu demande un comportement humain juste sur tous les plans. Il peut même avoir pour conséquence des projets de géo-ingénierie à grande échelle et acceptés internationalement afin « d’optimiser » le climat par exemple. Pour l’instant, nous nous déplaçons encore dans ce domaine largement en terra incognita. »[1]

Observons en quoi cela pourrait consister plus précisément, ne serait-ce que pour prendre conscience de la nature des solutions envisagées, ainsi que des risques et opportunités qui y sont associés. Sont évoqués plusieurs moyens opérationnels pour matérialiser cette géo-ingénierie. Ils ont d’emblée une dimension planétaire qui interroge fortement.

Quelques exemples de géo-ingénierie :

– Le parasol spatial : il s’agirait d’envoyer dans l’espace des milliards d’écrans destinés à dévier les rayons du soleil, et donc de diminuer la température de la Terre.

– Le déversement de sulfate de fer sur les déserts marins planctoniques : ainsi on fertiliserait l’Océan Austral par développement d’algues planctoniques capables de stocker d’impressionnantes quantités de carbone.

– Création de puits de carbone : l’idée étant ici de stocker le gaz carbonique selon des moyens qui éviteraient la fuite du carbone dans l’atmosphère.

– Utilisation du désert du Sahara : il s’agirait là de créer artificiellement un mécanisme de condensation d’eau, à l’aide de tours autogénératrices d’air humide, destiné à enclencher un cycle d’évaporation et de précipitations en jouant sur les différences d’altitude et de température…

– Augmentation de la quantité d’aérosols dans l’atmosphère : c’est le moyen préconisé par P Crutzen, qui développa cette idée à la suite de l’éruption du Mont Pinatubo en 1991. Cette année-là, les cendres projetées par le volcan dans l’atmosphère ont assombri suffisamment la Terre pour la refroidir d’environ 0,5 degré pendant une année. Il s’agirait donc d’utiliser volontairement du soufre ou certains dérivés soufrés pour produire massivement des aérosols qui limiteraient l’éclairement en surface de la Terre, et donc son réchauffement.

La question de la compréhension de la nature des effets collatéraux de ces technologies, ou encore la question du contrôle et de la maintenance du filtre solaire artificiel, n’est pas résolue. En fait elle n’est pas vraiment posée. Cependant ces projets posent un problème d’autant plus sérieux que leur coût estimé serait de quelques milliards de dollars seulement, soit un coût totalement marginal par rapport aux investissements nécessaires pour réduire à la source les émissions de CO2.

De ce fait des initiatives inopinées ne sont pas à exclure : ainsi, en l’absence d’autorité mondiale, un petit pays (ou pourquoi pas une multinationale) pourrait décider seul du lancement d’un tel projet, malgré tous les doutes qui lui sont attachés. Les conséquences de cette initiative nationale seraient clairement internationales, mais aucune instance internationale n’a la prérogative d’apprécier ce type de risque, et encore moins d’entreprendre une politique répressive à son encontre. Aucun texte n’interdit explicitement à un individu de déployer un bouclier solaire par projection d’aérosols soufrés dans l’atmosphère. Dans les années 1990, ce genre de projet de manipulation délibéré du climat était classé dans le genre science-fiction.

Depuis l’entrée dans le XXIe siècle, la géo-ingénierie est sortie des cercles scientifiques et académiques pour entrer dans les arènes de la négociation intergouvernementale. Les lobbies ont largement investi la question. Des industriels vont bientôt présenter des projets qui deviendront financièrement d’autant plus attractifs que nous tergiverserons à mettre en place une politique mondiale de réduction des émissions de carbone. N’oublions pas que ces projets pourront également être présentés comme moteurs de croissance, et trouver alors dans les milieux politiques en période de récession économique de puissants relais pour favoriser la croissance économique ou créer des emplois.

Au total, comme le pointe le philosophe écologiste Dominique Bourg « … il n’est pas impossible, en dépit des risques encourus, qu’on recoure à des techniques de géo-ingénierie, et donc à des tentations de manipulation de la biosphère en enrichissant le plancton ou en répandant de gigantesques miroirs dans l’espace. Là encore, on décèle un nouveau moteur de croissance, et cette fois avec une volonté directe de diminution de certains flux (CCS, capture à la source et stockage de carbone) ou de remédiation aux dégâts dus à leur emballement. (géo-ingénierie) »[2]

On le voit, l’envergure de ces projets de géo ingénierie, l’immense halo d’incertitude qui enveloppe ces programmes d’action, l’importance des risques qui pourraient en découler, la tentation qu’ils peuvent représenter en raison de leur coût apparemment très accessible, l’inexistence d’institutions susceptibles de légiférer et de contrôler ce type d’initiative, mais également la montée du risque de réchauffement et l’incapacité des démocraties libérales de venir à bout du problème du réchauffement climatique par d’autres moyens, tout ceci expose la communauté internationale à de lourdes incertitudes sur le moyen-long terme. On touche du doigt l’immensité du problème. Il parait essentiel de veiller à ce qu’aucun projet susceptible de prendre en otage l’avenir de l’humanité ne puisse être engagé en matière d’ingénierie climatique avant que nous ayons été capables de faire fonctionner une démocratie mondiale qui seule serait habilitée à légiférer sur un tel sujet, qui est d’emblée d’envergure planétaire.

Il ne faut pas laisser se développer une marchandisation du climat tant que nous ne sommes pas en état de maitriser les conséquences sociales et anthropologiques des projets industriels qui se présenteront certainement très bientôt avec l’ambition de trouver un remède technoscientifique au problème du changement climatique.

[1] Paul Crutzen, Geology of mankind. Nature, vol. 415, n° 23, 2002

[2] Dominique Bourg, Pour une 6ème République écologique, p 41

 

 

Jean-François Simonin

Publié le 21 septembre 2015, dans Climat. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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